1921, mine de Shinkolobwe, Congo.
Edgar Sengier, directeur de l’Union minière du Haut Katanga, a commencé activement l’exploitation d’un minerai aux vertus rayonnantes pour la curiethérapie, la technologie militaire et les comptes de la florissante Société générale de Belgique, fer de lance de la colonisation industrielle du territoire depuis 1906. Si le trauma de l’Etat léopoldien n’est pas loin, le travail contraint et sous-payé marque le quotidien des mineurs congolais au sein du grand « scandale géologique ». Cette même année, le prédicateur Simon Kimbangu est condamné à mort pour rébellion anticoloniale. Un jugement, commué par le roi Albert 1er en prison à vie, qui l’amènera à purger sa peine à une centaine de kilomètres de Shinkolobwe, jusqu’à son décès en 1951.
Les ombres d’Hiroshima
L’usage stratégique de l’uranium, en particulier l’énergie phénoménale susceptible de s’en dégager, intéresse les grandes puissances en quête de ressources pour asseoir leur force létale à l’entrée de la guerre. En 1939, face à la menace nazie, Edgar décide de mettre à l’abri mille tonnes du précieux minerai en l’expédiant dans un entrepôt new yorkais. Un stock vendu trois ans plus tard au gouvernement américain, pressé de concrétiser l’arme ultime au sein du très secret et couteux projet Manhattan. Au joli nom de « Trinity », le premier essai nucléaire grandeur nature de l’histoire, est effectué le 16 juillet 45 dans le désert du Nouveau-Mexique et s’avère concluant sur les effets inédits de destruction d’une bombe à fission.
La rancœur laissée par l’attaque de Pearl Harbor en 41 et la volonté d’éteindre le jusqu’auboutisme impérialiste du Japon, malgré la capitulation récente de l’Allemagne, constituent le prétexte suffisant au président Truman pour valider le largage le 6 août 45 de « Little boy » sur Hiroshima et « Fatman » (boosté au plutonium) sur Nagasaki trois jours plus tard.
220.000 vies s’éteignent dans les secondes, les jours et semaines qui suivent les ondes de choc, les températures, irradiations et feux apocalyptiques. Pour les survivants, les « Hibakusha », ce seront les brûlures irréversibles, des corps déformés, une cécité à vie, la malformation de nouveau-nés, des cancers multiples, le souvenir des proches retrouvés calcinés, des fantômes figées par le flash de l’explosion sur les surfaces de béton encore debout.
Face au fracas médiatique provoqué par l’événement dans les pays alliés, où l’on s’interroge frénétiquement sur les effets et potentialités de la bombe qui a su imposer la reddition nippone et la fin de la guerre, le jeune écrivain Albert Camus partage une réflexion lucide et toujours actuelle : « La civilisation mécanique vient de parvenir à son dernier degré de sauvagerie. Il va falloir choisir, dans un avenir plus ou moins proche, entre le suicide collectif ou l’utilisation intelligente des conquêtes scientifiques ».
Quelques mois plus tard, c’est le tapis rouge pour Sengier qui devient le premier civil non américain décoré de la Médaille du mérite du gouvernement des Etats-Unis, avant d’être fait Chevalier commandeur honoraire de l’Ordre de l’Empire britannique, Commandeur de la Légion d’honneur française et Officier de l’Ordre de Léopold et de la Couronne par le gouvernement belge.
La course aux champignons
Juin 1946, échec du plan Baruch soumis par les USA pour contrôler la prolifération des armes nucléaires sous l’égide de l’ONU, tout juste créée. Méfiants envers leur rival, les Soviétiques ont plutôt suggéré un traité international mettant hors-la-loi la guerre nucléaire et imposant la destruction de l’intégralité de l’armement américain. Fin de non recevoir. L’URSS entame son projet nucléaire, menant à l’essai une première bombe en 1949. La course atomique est lancée, sur fonds de conflits chauds et froids à répétitions (blocus de Berlin déclenchant la création de l’OTAN et le Pacte de Varsovie en réaction, la guerre de Corée, du Vietnam, la construction du mur de Berlin, la crise des missiles à Cuba, la guerre civile en Angola, au Nicaragua, en Afghanistan, etc.).
Si de nombreux traités de non prolifération et la création de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (1957) poussent vers la détente, plus de 2000 explosions nucléaires vont être testées par les deux superpuissances et les nouveaux membres du club des champignons toxiques : Grande Bretagne (1952), France (1960), Israël (1963), Chine (1964), lnde (1974), Afrique du Sud (1982). Pendant que certains pays de l’Alliance transatlantique, comme la Belgique, les Pays Bas, l’Allemagne, l’Italie et la Turquie, acceptent progressivement d’héberger des ogives sur leur territoire, les uns et les autres produisent leur bombe A, H (thermonucléaire) ou N (à neutrons), des essais sous-marins, souterrains ou de très haute altitude, des missiles balistiques de longue portée, des ogives à têtes multiples et leurs lots de radiation d’archipels, de déserts ou de mers à l’abri des regards.
Parallèlement, l’usage civil du nucléaire se développe dès 1951 pour produire des centrales électriques qui procurent plus de 10% de la consommation mondiale aujourd’hui. Approvisionnement stable, coût bénéfice et manque d’alternatives efficientes sont les arguments les plus avancés jusqu’à nos jours par ses ardents défenseurs. Les accidents majeurs de Tchernobyl en 1986 et de Fukushima en 2011 ne freineront qu’un temps l’engouement pour l’atome, que seule une poignée de pays ont décidé de quitter (Suisse, Allemagne, Belgique, Italie, Québec). La Chine est en plein sprint et les leaders du business (Oreno, Westinghouse, General Electric, Siemens, Candu Reactors) ont encore de beaux jours devant eux. Le Japon, lui, fait fi de ses cataclysmes et poursuit l’aventure qui alimentent depuis des décennies les chaumières en électricité et mangas post-nucléaires.
Mais revenons à nos nuages assassins. L’implosion de l’Union soviétique a mis provisoirement un terme à la course du « c’est moi qui ait la plus grosse » avec la signature en 1991 du traité de réduction des armes stratégiques START1 qui prévoit une réduction progressive des armes nucléaires. La Biélorussie, le Kazakhstan et l’Ukraine, hôtes de quelques spécimens de l’ex-URSS s’engagent à les détruire ou à les transférer à la Russie. Malgré le cache-cache atomique avec l’Iran, le Pakistan et la Corée du Nord, ce sont le terrorisme islamiste et les cyberattaques qui occuperont le terrain et les craintes géopolitiques jusqu’il y a peu.
La réapparition d’une Russie conquérante et la montée en puissance de la Chine dans le peloton militaire replacent la dissuasion nucléaire au centre des déluges terrestres. Quant aux États-Unis, ils considèrent que leurs capacités nucléaires ne peuvent empêcher tous les conflits mais qu' »elles apportent une contribution unique à la prévention des actes d’agression de nature nucléaire et non nucléaire » (Examen de la posture nucléaire, publié par le gouvernement en 2018).
Vlad l’empereur
En dépits des pourparlers entamés avec les USA, le Royaume-Uni et la France, Vladimir a décidé d’attaquer de toutes parts le cousin ukrainien pour appuyer l’indépendance autoproclamée des séparatistes russophones de Donetsk et Lougansk, tout en fustigeant l’adhésion menaçante de l’Ukraine à l’OTAN. La Chine joue difficilement l’équilibriste entre soutien au grand voisin et vœux de désescalade, pendant que Kim Jong Un observe d’un léger sourire l’évolution de la situation. Poutine, en pleine coldwar-nostalgie, vient d’ordonner publiquement la mise en alerte de la force de dissuasion nucléaire russe.
Si « l’arme nucléaire est la fin acceptée de l’humanité » (Théodore Monod), osons espérer que ce nouvel épisode réveille à temps la réaction en chaîne de toutes les forces sensées et pacifistes, permettant à ce petit monde de survivre encore un peu à l’égo des potentats et à la folie de leurs fantasmes inexorablement éphémères. Mais comme l’histoire nous l’enseigne, les peuples ont tendance à souffrir d’amnésie.
GVL